Rigueur et excellence dans l’écriture. Ce sont ces deux aptitudes qui ont permis à toute une génération de Sénégalais de s’abreuver à la source de ce qu’il y avait de meilleur dans les activités culturelles du pays à travers le traitement de quelques journalistes dont le directeur de publication de l’actuel bi-hebdomadaire « Grand Place » Jean Meïssa Diop. Avec d’autres talentueuses plumes, ce journaliste, dans les colonnes de l’hebdomadaire Wal Fadjri devenu plus tard quotidien, fait partie de ceux-là qui ont contribué à l’écriture des pages glorieuses de la culture sénégalaise. Ce pionnier de la presse culturelle nationale, qu’il connait sur le bout des doigt, Le Témoin a tenté de le faire réagir sur les activités culturelles de la Cité. A travers l’entretien qui suit, on constate que son regard reste toujours aigu et d’une grande rigueur intellectuelle. Une interview qui pourrait servir de boussole à tout ceux qui managent de façon maladroite la Culture sénégalaise.
Le Témoin : Cher confrère, comment juge-tu la culture sénégalaise dans sa globalité ?
Jean Meissa Diop : Il me semble qu’il y a comme un déficit d’initiative chez les administratifs, en particulier le ministre et son entourage, de qui devraient pourtant monter l’impulsion et la créativité.
Et puis, parlons plutôt de politique culturelle que de culture sénégalaise. Il me semble qu’il manque à cette dernière non pas un homme de culture, mais une compétence qui puisse faire œuvre originale d’impulsion de l’activité culturelle si diverse. De créations d’infrastructures culturelles à travers tout le pays. La macrocéphalie, qu’on accuse Dakar de représenter, existe aussi du côté de l’action et des infrastructures culturelles. Tout est concentré dans la capitale. Dans ce cas, comment découvrirait-on l’expression culturelle de l’arrière-pays ? Les centres culturels régionaux ont été créés pour servir de cadre d’impulsion et de « visibilisation » de l’activité culturelle dans les régions.
S’il y a eu, sous le président Senghor, un extraordinaire bouillonnement culturel, c’est parce que l’orientation venait du chef de l’Etat lui-même et ensuite du ministre de la Culture qui savait conduire ce secteur. D’aucuns, qui ont vécu cette époque, soupçonnent Senghor d’avoir été le ministre occulte de la Culture. Mais, c’est minimiser le mérite personnel de ministres comme Alioune Sène qu’on dit être le meilleur ministre de la Culture que le Sénégal ait jamais eu. Il y a eu aussi Makhily Gassama, Abdoulaye Elimane Kane. Ils furent très bons, même si on peut faire grief à Kane de la réforme du secteur du cinéma, avec comme conséquence la liquidation des salles de cinéma à travers le pays.
Sous le président Wade, c’était le tâtonnement complet avec cette valse de personnes à la tête du ministère. Malgré tout, Baba Wone n’était pas mal. D’un fils adoptif de Senghor, on n’attendait pas moins que l’excellence dans la conduite de ce département.
Y a-t-il eu des avancées significatives au niveau de l’édification des infrastructures ?
Une des actions d’éclat qu’il faudrait faire c’est, à mon avis, sortir le ministère de la Culture du Building administratif et le délocaliser sur un site où il sera identifiable à première vue, qu’on sache qu’ici c’est un ministère qui gère des artistes, des esthètes… Ce serait à l’image du ministère de l’Environnement.
Quant aux avancées notables dans ce domaine, on les doit à Me Wade dont l’ambitieux parc culturel est à parachever par la construction de la Bibliothèque nationale. L’édification de cette dernière a été un projet datant de l’époque du président Diouf et fut une forte proposition des acteurs culturels et des professionnels de l’information documentaire, la Bibliothèque nationale devant, entre autres compétences, recevoir le dépôt légal des journaux et livres…
La place du Souvenir est aussi un monument convaincant, de même que le monument de la Renaissance africaine malgré le tollé légitime suscité par son édification et son choix esthétique.
Mais, tout cela – encore une fois – reste concentré à Dakar, comme si l’arrière-pays, c’est-à-dire les autres régions, était indigne d’avoir aussi des infrastructures. Pourtant, de plus en plus, de louables événements culturels se tiennent dans les régions : le Festival du rire de Kaolack, le Tamba-Genève-Dakar, le festival Saint-Louis Jazz…
Jean, le constat qu’on fait est que ta génération a été plus élitiste dans le traitement de l’information culturelle que la nouvelle vague de journalistes. Qu’est-ce qui expliquait cet état de fait ?
Elle n’était pas élitiste à proprement parler mais elle a voulu – et pu — étendre son spectre à tous les secteurs de la création et de l’activité artistiques. Nombre de jeunes journalistes ne sont pas loin de croire que la musique est la seule activité culturelle qui mérite ce nom et soit digne d’intérêt journalistique.
Notre génération parlait de tous les arts, des artistes, des espaces d’expression artistique… Il est rare de lire ou d’écouter le portrait d’un artiste, une critique ou, au moins, le compte-rendu sur une expo. Combien sont-ils à connaître le laboratoire Agit’Art de Joe Ouakam qui fut un attractif et important espace d’échanges et de réflexion ?
Pensez-vous, aujourd’hui, que l’information culturelle soit mieux véhiculée qu’il y a vingt ans ?
Pas vraiment. Ce que l’on craignait à partir des années 90 est arrivé : on croit que la musique est la seule activité culturelle digne d’intérêt journalistique culturel. Il y a à travers les médias très peu de littérature et rien sur l’architecture, qui est quand même un des sept arts. Rien sur les expos. A ce propos, on n’oubliera jamais les excellentes critiques de Maxime Dessoh dans Wal Fadjri. Les artistes plasticiens sénégalais le regrettent et l’évoquent avec émotion, tant ce défunt journaliste béninois brillait par la qualité de sa critique d’œuvres d’art.
Justement, les notes de lecture sur les livres sont devenues presque inexistantes. Pourrait-on expliquer ce fait par le manque d’intérêt des journalistes ?
C’est qu’ils ne lisent pas ou peu. Si la lecture était assidue et les critiques crédibles, il y aurait des « services presse », c’est-à-dire des mises à disposition de livres venant de paraître, par les maisons d’édition, des librairies… Ce service, ce sont les auteurs eux-mêmes qui le font sans pouvoir obtenir que les journalistes en fassent la critique.
A ce niveau on remarque une certaine vitalité au niveau l’édition, mais la qualité littéraire y est-elle ?
Il y a eu une tendance fâcheuse à l’autoédition, c’est-à-dire que l’auteur d’un manuscrit le fasse éditer lui-même, sans l’approbation d’un critique, en payant de sa poche, sans la sanction d’un comité de lecture. Et cela est une porte ouverte aux textes qui ne méritent nullement d’être édités.
Observe-t-on la même chose dans le septième art ?
Il y a comme un sursaut, une possibilité que le cinéma sénégalais puisse obtenir un sacre – qui semblait le fuir depuis les indépendances — depuis l’Etalon de Yennenga remporté par Alain Gomis au dernier Fespaco.
Le cinéma sénégalais n’a pas su réellement profiter des moyens colossaux mis à sa disposition, dans les années 70, par le régime de Senghor.
L’autre constat, c’est la « peopolisation » de la culture. Cette « peopolisation » ne serait-elle pas, selon toi, un signe d’un recul de la vie culturelle par rapport aux années 80 et 90 ?
C’est dommage de croire ou d’écrire que la culture se résume aux frasques d’un artiste, à son style vestimentaire en « mode ceci ou cela ». Les artistes – pas nécessairement les stars et vedettes – sont très intéressants, enrichissants si on sait les côtoyer, les écouter…
Le doyen Cheikh Tidiane Tall invitait tout récemment les journalistes à faire preuve de plus de professionnalisme dans le traitement de l’information culturelle et à poser de bonnes questions. N’est-ce pas alarmant pour les journalistes venant d’un acteur culturel ?
Ah oui !, cette invite de Cheikh Tidiane Tall est une critique. Il serait pertinent que, de temps en temps, se tiennent des espaces de formation et/ou de renforcement des capacités des journalistes culturels. Il y en a eu, par le passé ; il en faudrait plus souvent. Avec l’appui du ministère de la Culture et des partenaires, il est possible de tenir des ateliers en critique de cinéma, d’expos, de livres…
Ce tout-musical que tu déplores tantôt favorise-t-il l’épanouissement des autres expressions artistiques ?
Du tout. Je t’ai déjà dit que beaucoup de journalistes culturels pensent que la culture, c’est la musique. Ce sont ces seuls journalistes qu’on croit être des journalistes culturels parce que rejaillit sur eux le prestige des musiciens qu’ils côtoient. On peut se spécialiser en musique, mais tout en ayant une certaine polyvalence qui vous permette de parler, avec pertinence, d’autres arts.
Il y a le Grand Théâtre où se soupèsent ces musiciens. Est-ce que, d’après toi, son utilisation est judicieuse ?
Non ! Je pense qu’on n’a pas su, avant l’ouverture du Grand Théâtre, en définir le contenu. Quelles activités culturelles cet établissement doit-il abriter ? Quelle serait sa mission ? Que ferait-on de Sorano ? La réponse à de telles questions et à d’autres incombait au ministère de la Culture. Réfléchir à un contenu nous éviterait de ravaler le Grand Théâtre en une salle de spectacles où se pèsent et se soupèsent, et où mesurent leur popularité des musiciens et autres divas. Le Grand Théâtre devrait être polyvalent pour accueillir des concerts de musique classique, des opéras etc.
Il faut limiter certains musiciens à Sorano.
Il y a quelques années, Sorano avait la réputation d’être un espace pour le théâtre élitiste, professionnel. Son emplacement – au cœur de Dakar, loin des quartiers populaires – le prédisposait à ce rôle. Mais, Sorano ne fait presque plus de théâtre ; alors que, dans le passé, il y avait une saison théâtrale et artistique qui s’ouvrait en octobre et fermait en juillet. A chaque saison, la Troupe nationale dramatique présentait une nouvelle création et deux rééditions ; le Ballet La Linguère allait en tournée avec une nouvelle création. Ne parlons pas de l’Ensemble lyrique traditionnel – l’entité la plus vivante de Sorano. N’oubliez pas qu’il y avait un deuxième ensemble, la Sira Badral, dissous dans les années 80 pour raison économiques. Il a été emporté par le mieux – d’Etat et l’austérité budgétaire.
Le regard que tu portais sur l’environnement des médias à travers la chronique « Media voce » était très apprécié des lecteurs. Tu as repris depuis quelque temps la plume et on constate que tu es apparemment très déçu…
Déçu de voir ce qu’est devenue cette presse sénégalaise, surtout avec qui la fait. Mais, il y aura toujours de solides professionnels. Malheureusement, les journalistes de référence ne se font pas entendre par ces temps de dérives ; ils évitent d’être raillés, tournés en bourriques, accusés d’être aigris, jaloux… par ceux qui, professionnellement, ne représentent rien du tout, mais font dans la frime.
Entretien réalisé par : Alassane Seck Guèye
Article paru dans « Le Témoin » N° 1163 –Hebdomadaire Sénégalais (MAI 2014)